Histoire de Roque Rey by Ricardo Romero

Auteur:Ricardo Romero [Romero, Ricardo]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782021218169
Google: Yh7RCwAAQBAJ
Éditeur: Seuil
Publié: 2016-04-12T22:00:00+00:00

Roque se piqua au jeu de cette surveillance arrangée. Le matin, il s’asseyait au bord du trottoir, devant l’immeuble des Grinberg. L’après-midi, il s’installait dans le bar de la rue Carlos Pellegrini ou arpentait lentement le pâté de maisons, pour que Mariana le voie. La cinquième fois, il prit l’habitude d’emporter avec lui un manuel de biologie pour écourter ses heures d’attente. Mais les heures étaient longues, il les vivait le cœur battant, comme s’il passait un examen et devait connaître non seulement les bonnes réponses, mais aussi deviner les questions.

Épuisé, il laissait à son corps défendant quartier libre à Mariana à partir de six heures. Quelque chose lui interdisait de la suivre. Parfois, il l’attendait devant l’école en espérant qu’elle viendrait, mais, après plusieurs déceptions, il se contenta de rentrer à la maison en veillant à ne pas arriver avant l’heure où il devait préparer à dîner. La maladie de Roxana progressait, ses tremblements empiraient et, quand elle bougeait, on aurait cru une créature transparente immergée dans les profondeurs ténébreuses d’un océan. Elle passait la moitié de son temps dans le cabinet de toilette, l’autre moitié dans la salle à manger obscure, pendant que tournait le disque de Pink Floyd. Roque préférait donc rester sur le trottoir avec le vieux cordonnier, dont il écoutait les histoires d’une oreille distraite en buvant du maté. Un jour, Zacarías le trouva particulièrement affligé et s’interrompit. Il leva une main pour lui signifier d’attendre et s’engouffra dans sa boutique minuscule. Il en ressortit avec une bouteille de gin Bols, s’assit sur le tabouret, versa de l’eau dans le maté, puis un petit filet d’alcool.

– Comme ça, c’est meilleur. Tiens, ça va te faire du bien, tu vas voir.

Roque accepta et secoua la tête après avoir goûté. À l’amertume du maté se mêlait une saveur ardente qui lui enflammait la gorge et l’estomac.

– Dis, mon garçon, quand vas-tu te décider à porter tes belles chaussures ?

Les souliers de l’oncle Pedro avaient été relégués en haut du placard depuis qu’il avait réparé le tourne-disque.

– Je les mets, mais uniquement pour faire la cuisine. C’est que… je ne vois pas à quelles autres occasions je pourrais les porter, répondit Roque d’un ton hésitant.

Le vieux Zacarías tira sur la pipette, les yeux tournés vers la rue, songeur.

– Je ne suis pas trop du genre à donner des conseils, mais avec ta permission, je vais me risquer. Quand on s’y connaît en chaussures, on ne sait pas seulement différencier la qualité de la médiocrité, ou les cirer, les réparer, ou encore à quelle occasion les porter. On sait aussi quelles sont les caractéristiques de ceux qui les ont aux pieds. Tu me suis ?

Roque acquiesça, le maté à la main.

– Tes chaussures sont d’excellente facture, mais il y a autre chose. En principe, si je ne m’abuse, elles ne t’appartiennent pas.

Roque toussota : le vieil homme avait vu juste. Zacarías lui sourit.

– Tu vois ? Je sais ce genre de choses et mon métier exige que je les sache.

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